Au printemps 1947, Florentine, une jolie jeune femme aux longs cheveux châtains, au visage mince et délicat, arriva à Yvetot à la recherche de son mari
disparu. Emmanuel s’était montré si gentil avec elle; il l’avait sauvée du déshonneur et lui avait fait oublier un homme, Jean Lévesque. Elle voulait connaître les lieux qui avaient vu
disparaître ce si charmant époux. Elle avait pris le bateau qui se rendait au Havre et s’était retrouvée, par hasard, à Yvetot où elle s’était
installée.
Quelques jours après son arrivée, Florentine avait pris l’habitude de se promener dans un des quartiers prolétaires de la ville. On y trouvait des ensembles
de cinq ou six maisons avec une cour commune qui étaient habitées par des familles ouvrières. Cela lui rappelait les rues de Saint-Henri. Lorsqu’elle traversait le quartier ouvrier, c’était comme
si elle traversait son passé. Elle y avait découvert un café-épicerie qui la ramenait à l’époque où elle était serveuse au Quinze-Cents.
Un après-midi, lasse et seule, poussée par sa curiosité et son besoin de compagnie, elle décida d’y entrer. Elle regarda autour d’elle et remarqua «un étroit
boyau» permettant d’accéder au café. Elle s’y glissa. Un homme, accoudé au comptoir, s’avança vers elle et lui indiqua une table. Il avait l’air surpris, car habituellement, seuls les hommes
entraient dans ce café.
Elle but un café tout en pensant à Emmanuel. Les hommes, habitués au café, buvaient et parlaient, sans se préoccuper d’elle. C’était bien différent de
l’agitation joyeuse et conviviale du comptoir-lunch de St-Henri.
En fin d’après-midi, Florentine quitta le café. Le quartier ouvrier avait été en partie détruit et la reconstruction commençait à peine dans le centre-ville. Elle trouvait stupéfiant le contraste entre les deux parties de Yvetot. Le quartier ouvrier,
c’était son passé, et le quartier qui renaissait, sa vie présente
et son avenir.
Le lendemain matin, Florentine y retourna. Elle éprouvait l’étrange besoin de discuter avec quelqu’un et elle avait pensé au propriétaire. Elle était
persuadée qu’il la comprendrait et qu’il l’écouterait, car bien qu’il soit devenu un petit commerçant, son langage et ses manières révélaient ses racines ouvrières.
Elle entra dans le café. Le patron était là, le regard interrogatif et vaguement inquiet. Il n’était pas très propre, la barbe non faite, le tricot de corps
plein de taches, les oreilles décollées, la casquette à l’arrière. Elle le salua. Il sembla surpris. Ils parlèrent d’abord du temps qu’il faisait; puis, il l’interrogea sur les raisons de
sa présence à Yvetot. Cet homme lui rappelait un peu son père, cet Azarius rêveur qui l’avait tellement irritée parfois. Le propriétaire avait une voix rauque au débit irrégulier, semblable à
celles des clients de Saint-Henri. Les phrases mal construites, les répétitions et les longs silences rendaient son discours émouvant, révélaient son passé.
Il aurait dû fréquenter l’école jusqu’à 13 ans; cependant, il en avait été retiré par ses parents et il était devenu garçon de ferme à l’âge de douze ans.
Cette période de sa vie avait été laborieuse et ennuyeuse. Au début de la guerre en 1914, il avait gagné le régiment, quitté le « pays » et avait découvert Paris. À son retour, il avait
déclaré que jamais plus, il ne travaillerait dans la « culture ».
Il avait été embauché dans une corderie où il percevait enfin un vrai petit salaire. Il n'était plus seul, travaillait à des heures fixes et à l'abri des
intempéries. Les conditions de travail étaient meilleures que celles
qu’il avait vécues à la ferme. Il côtoyait des jeunes gens de son âge et quand il sortait avec eux le samedi soir, les filles ne lui reprochaient plus de « sentir la
ferme ».
Puis, il avait rencontré sa femme, ils s’étaient mariés en 1928, s’étaient installés à Lillebonne où ils avaient acheté un premier café-épicerie en 1931, et
ils avaient eu leur premier enfant en 1932. Il partageait le commerce avec sa femme. Il vivait avec la peur constante de perdre son commerce. Plus tard, il avait travaillé, de nuit, aux
raffineries de pétrole Standard dans l’estuaire de la Seine. En 1939, les
raffineries avaient été incendiées par les Allemands. Lorsque Annie, leur fille, avait eu cinq ans, en 1945, la famille s’était installée à Yvetot et avait acheté un deuxième
café-épicerie qui, nos recherches l’attestent, existe toujours à Yvetot dans la rue Clos-des-Parts malgré qu'il ait été transformé en logis.
Florentine écouta ce long discours en silence. Ce passé que le petit cafetier ressassait devant elle, la renvoyait irrésistiblement vers son enfance et sa
jeunesse à Saint-Henri.
QUELQUES JOURS PLUS TARD
Un autre jour, Florentine entra dans le café, une foule de souvenirs en tête. Elle commanda un café. Elle aimait se replonger de temps à autre dans ses
souvenirs d’enfance. Sa jeunesse n’avait pas toujours été rose, certes, mais elle aimait se rappeler sa famille. Peu à peu, Florentine sombra dans ses réflexions.
Son père, un jour, l’avait amenée au quai pour pêcher . Elle avait adoré l’expérience. Elle se rappelait aussi les jours passés à l’école, trop peu nombreux à
son goût, car elle adorait cela. En pensant à sa famille, l’image de Daniel, son frère mort de la leucémie, s’imposa à elle. La petite tête blonde de son frère lui souriant et jouant de la flûte.
Voilà qu’elle se souvenait du plus grand désir de son frère malade, posséder la petite flûte de métal qu’il avait vue au magasin derrière le Quinze-Cents, et du désarroi de sa mère de ne pas
pouvoir la lui offrir. Elle revit ensuite les déménagements qu’elle et sa famille étaient obligées d’effectuer chaque printemps faute d’argent pour payer le loyer, et les logis plus
misérables d’une année à l’autre. Sa « job » au Quinze-Cents qui permettait à ses parents de joindre les deux bouts se glissa alors dans ses souvenirs.
Elle se souvint des nombreux clients qu’elle y rencontrait chaque jour, des conversations qu’elle entretenait avec certains d’entre eux, avec Jean Lévesque,
cet homme qu’elle avait aimé et de qui elle avait eu un enfant. Comme elle aimait l’entendre lui parler de ses visites au Jardin Botanique et comme elle l’enviait! Puis ressurgit le visage d’Emmanuel, qui l’avait sauvée du déshonneur en l’épousant et dont elle essayait
de retrouver la trace en ce moment même, sur les terres de France qu’il aimait tant. Il pensait comme son père : la France, c’était un lieu saint. Il s’était engagé à titre de
volontaire. Il était revenu et il l’avait mariée, puis il était retourné à son devoir. Il était parmi les valeureux qui libérèrent la France au printemps 1944.
Ah! Et elle songea à sa mère, sa pauvre mère, qui avait eu son dernier enfant quelque temps seulement après la mort de Daniel, le jour même où Azarius, son
père, s’était engagé dans l’armée pour offrir une meilleure vie à sa famille. Il avait enfin pris ses responsabilités. Ce qu’elle était heureuse de se rappeler sa jeunesse qui lui
paraissait moins triste, moins miséreuse.
La voix du propriétaire du café qui lui proposait une miche de pain et un café au lait la ramena à la réalité. Elle refusa, paya le café et sortit dans les
rues en reconstruction grâce à l’aide, avait-elle cru entendre, d’un certain Marshall et de
l’Amérique.
LE CAFETIER
Florentine revenait régulièrement au café. Elle avait aperçu Annie, la fille unique du propriétaire. Cette situation la frappait : elle, était
issue d’une famille nombreuse. Elle raconta un peu son histoire et questionna. Il resta silencieux tout en essayant de contenir sa peine. Florentine ne percevait pas vraiment son malaise.
Le cafetier lui expliqua que, dès les années 20, certaines familles avaient moins d'enfants. La crise les avait fortement affectés, comme au Québec. « Il
avait appris, disait-il, la condition essentielle pour ne pas reproduire la misère de ses parents : ne pas s'oublier dans une femme ». Il lui rappela qu'il était issu d'une famille
d’ouvriers agricoles composée de cinq enfants qui furent tous contraints de travailler très jeunes comme domestiques dans des fermes.
Elle se souvenait de ce que son amie Pauline lui avait raconté lorsqu’elle s’était retrouvée seule et enceinte. Il y avait eu un procès contre une certaine
Dorethea Parker en 1936. Cette dernière était accusée de faire la vente et la promotion de matériel contraceptif : condoms, gelée contraceptive, diaphragme. Elle se rendait même dans les
maisons pour expliquer aux femmes. Malgré les interdictions et les prescriptions rigoureuses de l’Église par l’encyclique Casti Connubii (1930), Pauline
connaissait la contraception et aidait ses amies. Elle se souvenait que cette infirmière avait été acquittée parce que le juge avait accepté que son travail avait pour base le bien public. Et il
y avait aussi l’avortement, acte jugé criminel, mais qui était pratiqué malgré les risques élevés de mortalité.
La vie urbaine, la Crise et l’activité des mouvements féministes de l’époque existaient bel et bien en France et au Québec. Certaines familles avaient retardé la venue des
enfants ; des jeunes avaient retardé leur mariage ; d’autres, malgré les dangers, avaient subi un avortement. Elle avait marié Emmanuel qui l’avait aimée malgré tout. C’était sa
chance.
Cependant, même si en France, quelques lois avaient été adoptées, telles que celle déclarant que la femme n'était plus obligée de demander
l'autorisation de son mari pour obtenir un passeport, le Front Populaire
avait déçu les adeptes des mouvements féministes :la revendication « à travail égal, salaire égal » n’avait guère été entendue, les femmes continuaient de toucher des salaires
nettement inférieurs à ceux des hommes qui exerçaient une même fonction dans les entreprises. De plus, l'avortement demeurait interdit et la contraception était peu prônée. Aussi les avortements
clandestins étaient-ils fréquents, même s’ils étaient dangereux, voire mortels. Florentine comprit que le sort des femmes et des ouvriers étaient semblables en France.
Elle apprit aussi qu’une politique nataliste avait été mise en place en France. Le 12 novembre 1938, un décret-loi avait même instauré une allocation
familiale qui dépendait du nombre d’enfants et l’allocation pour le premier enfant cessait d’être d’être versée dès ses cinq ans. Mais la promulgation du «Code de la Famille» le 29 juillet
1939 par le gouvernement de Daladier, fut véritablement le premier acte
d'une politique nataliste clairement affichée : les allocations familiales furent supprimées pour le premier enfant, la majoration pour les femmes ne travaillant pas devint une allocation de
mère au foyer et les prélèvements augmentèrent pour les couples sans enfant après deux ans de mariage. Des mesures contre le travail des femmes mariées furent mises en place et le gouvernement
continua à lutter contre les avortements. Plus de 40 000 femmes étaient condamnées chaque année.
Avant le départ de Florentine pour la France, le Canada avait également commencé à distribuer des allocations familiales aux mères canadiennes. Elle
avait également rencontré les religieuses qui lui avaient parlé de la Commission Montpetit de 1937 et de la possibilité d’aide pour les mères nécessiteuses. Pauline lui avait affirmé que le gouvernement avait distribué plus de
deux millions de dollars et secouru plus de cinq mille femmes en 1938. Florentine avait beaucoup travaillé et n’avait pas pris le temps de suivre de près toutes les évolutions de la société.
Pourtant, son mariage avec Emmanuel lui avait apporté une certaine aisance et elle avait plus de temps pour s'intéresser aux nouveautés.
C’était comme si elle prenait conscience de la réalité du Québec. Issue d’un quartier ouvrier, elle devenait comme Jean Lévesque, avide de savoir. Elle
écoutait attentivement le père d’Annie, surprise. Depuis la fin de la guerre, les Françaises, à l'aide leurs ventres féconds, vengeaient leur peuple des multiples brimades et privations
endurées. Les parents de la petite Annie, eux, ne cédaient pas à l'atmosphère de liesse et restaient fidèles à la ligne qu'ils s'étaient fixés: Annie resterait enfant unique.
La propriétaire arriva. Elle avait les yeux fardés, les ongles vernis, elle portait une blouse blanche et elle semblait plus élégante que son mari. Elle salua
Florentine et se joignit rapidement à la conversation. Elle parlait mieux que son mari mais on pouvait percevoir les efforts qu'elle faisait afin d'y parvenir. Elle commença par lui dire
qu'elle était issue d'une famille de six enfants et qu'elle avait dû coudre son trousseau elle-même, tout comme Rose-Anna, la mère de Florentine, l’avait fait. Par conséquent, elle savait
qu'une famille nombreuse était parfois condamnée à la misère.
Florentine lui apprit que les femmes avaient obtenu le droit de vote et de représentation aux élections provinciales du 4 avril 1940 ; et elle fut bien
étonnée d’apprendre qu'en France, il avait fallu attendre l'ordonnance du 21 avril 1944 et les élections nationales du 21 octobre 1945 pour qu'elles votent.
La conversation s’interrompit : la petite Annie allait sortir de l’école et il revenait à sa mère d’aller la chercher. Florentine sortit. Elle se
souvint tout à coup de ses amies, Marguerite, Louise, Pauline, de sa mère Rose-Anna, de la mère Philibert et de son visage épanouie, de Sam Latour, cet homme jovial, et de son père, Azarius, mal
aimé de sa grand-mère, et qui avait finalement rejoint un jour l’armée ; ce qui avait aidé la famille. Et elle revint à l’objectif de son voyage : Emmanuel…
UN MOIS PLUS TARD
Depuis un mois, Florentine était installée à Yvetot. Elle retournait fréquemment au café. Et elle apprit beaucoup sur la condition des ouvriers français.
C’est ainsi qu’elle entendit parler des progrès sociaux liés à l’Accord Matignon
de juin 1936 grâce à un ouvrier de chez Breguet, une usine de l’aéronautique du Havre et qui évoquait, avec enthousiasme, la grève et l’occupation du 11 mai 1936. Malgré la présence de nombreux
Croix-de-Feu parmi le personnel d’encadrement de
l’usine, cet homme se disait satisfait et même fier des accords passés : il avait une femme et quatre enfants, et les congés payés ainsi que la semaine de quarante heures lui avaient permis
de passer plus de temps avec sa famille.
Quand l'ouvrier s'en alla, elle discuta avec le cafetier qui lui raconta qu’en 1936, il était mi-commerçant, mi-ouvrier. Il n'était
pas syndiqué car il ne s'y connaissait pas beaucoup en politique. Il avait peur qu'on lui prenne son fonds et il préférait garder ses idées pour lui. « Il n'en faut pas dans le
commerce », disait-il. Il lui expliqua que, de toute façon, son travail de commerçant le mettait à part, que la semaine des quarante heures ne lui servait à rien, vu qu'il avait deux emplois
et puis que, finalement, cette semaine tant appréciée de tous ne leur avait profité qu'un an, dans le meilleur des cas. Il se souvenait encore avoir entendu un des ministres du gouvernement
Daladier, Paul Reynaud, déclarer à la radio le 12 novembre 1938 que « la semaine des deux dimanches avait cessé d’exister ».
Le Québec avait aussi mis en place des moyens pour aider sa population durant la Grande Crise. Florentine se souvenait des camps de travail, des soupes
populaires, de la construction de toilettes publiques, de la réfection de certaines routes à Montréal, des coupons d’aide directe qu’il fallait aller chercher à la mairie et l’offre de quitter la
ville pour la campagne avec deux cents dollars remis par le gouvernement. Mais la déclaration de la guerre avait changé tout cela. Il y avait du travail à Montréal, et même beaucoup de travail
pendant la guerre. Cela avait permis au gouvernement de Godbout d’instaurer le nouveau code du
travail, aux syndicats de profiter de la situation, aux ouvriers et aux ouvrières d’améliorer leurs conditions. Il y eut souvent des grèves, mais elles ne duraient pas longtemps. Et puis, tous
ces jeunes volontaires avaient enfin un salaire. Même si Jean Lévesque n’aimait pas cette solution, plusieurs en profitèrent. Eugène et ses amis et même Azarius finirent par devenir
soldats.
Et puis, Emmanuel… toujours Emmanuel… C’est pour lui qu’elle était ici. Il fallait qu’elle retrouve sa trace. Elle irait
jusqu’à Rouen. Et elle se souvint tout à coup de son livre d’histoire, n’est-ce pas là qu’on avait brûlé Jeanne
d’Arc?
SOUVENIRS DE LA GUERRE
Après cinq semaines à Yvetot, Florentine se demandait si elle avait vraiment espéré retrouver Emmanuel. Il avait participé à la plus grande
opération militaire de l’histoire, le débarquement du 6 Juin 1944 avec le régiment de la Chaudière. Il y avait eu de nombreux morts. Un chant sur les notes du « Régiment de Sambre et Meuse », le chant du régiment de la Chaudière
résonnait encore dans la tête de Florentine.
Après le débarquement, le régiment d’Emmanuel, aux côtés des alliés, avait conquis les environs de Caen. Puis, les soldats avaient été
associés à un renforcement des troupes autour de Falaise. Les combats se succédaient, les alliés gagnaient du terrain. Emmanuel semblait garder le moral, si l’on en croit les
lettres qu’il adressait à sa femme. À la fin du mois d’août, la Bataille de Normandie était terminée. En septembre, le régiment devait libérer la Côte d’Opale, Boulogne-sur-mer
d’abord, Calais ensuite où ils étaient entrés triomphants le
1er octobre 1944. Jusqu’alors Florentine avait encore reçu des lettres d’Emmanuel. Il quittait Calais avec son régiment et se dirigeait vers la Belgique. On
avait perdu sa trace depuis lors. S’était-il rendu en Belgique? Avait-il été aidé par les habitants des villages libérés?
Elle en avait appris des choses depuis qu’elle était en Normandie ! Et elle savait que les habitants étaient très reconnaissants envers les
Canadiens, tout spécialement les Canadiens français.
Que faisait-elle en Normandie trois ans après la disparition d’Emmanuel ? Elle ne le savait plus. Elle savait seulement que son si gentil
et si éphémère mari faisait partie des 212 morts et disparus du prestigieux régiment de la Chaudière. Il y avait huit cents soldats enterrés en Belgique. Emmanuel serait sous la croix des soldats
disparus.
Quelques jours plus tard, Florentine demanda au patron de lui parler de la guerre.
Dès 1940, la Normandie était devenue un champ de bataille. Il avait quitté Lillebonne, séparé de sa femme qui était enceinte d’Annie. Il avait
été blessé, avait rejoint sa belle-famille à Lisieux. Après que la ville eut été prise par
les Allemands, il était rentré à Lillebonne. Le café avait été pillé. Les restrictions imposées par le Reich allemand affamaient la France. Les bombardements alliés étaient
intenses. Il était fier du courage dont il avait fait preuve pour ouvrir son café-épicerie et nourrir sa famille. Toutes les semaines, il partait, malgré les bombardements, avec
une carriole attachée à sa bicyclette récupérer les marchandises que les grossistes ne vendaient plus et il les rapportait à Lillebonne. Et Florentine ressentit la même fierté que
le propriétaire avait alors éprouvée pour tous ces valeureux soldats du régiment d’Emmanuel. Florentine, pour qui les bonheurs étaient trop souvent d’occasion, lui demanda
ce qu’était le bonheur. Il reformula la question : « Le bonheur, qu’est-ce que c’est pour une famille comme nous ? ». Et il se lança dans
une longue réflexion.
« Alors, oui, qu’est-ce que c’est le bonheur pour nous, ou plutôt pour moi ? D’abord, constater que j’ai su monter. Oui, j’ai monté dans la société.
De la culture, au commerce. Ce n’est pas pour ça qu’on a changé, ma femme et moi. On est resté des gens simples mais on est fier quand même. On a acheté un café-épicerie et on a
réussi à vivre avec ça. On n’est pas retombé ouvrier. Ah, bien sûr, ce n’est pas un beau café avec une grande terrasse comme ceux que vous pouvez voir dans le centre-ville… Non,
ça, on n’avait pas les moyens. Mais comme je dis toujours, il y a plus malheureux que nous. Ceux de la culture, tiens. Je le sais bien, j’y suis passé… Alors oui, mon premier
bonheur, c’est ça : avoir su monter, même un peu, car maintenant, on manque de rien…Ah, on n’est pas riche, ça non ! Comme le coup où Annie a déchiré sa robe… J’ai dû me
fâcher, j’aurais peut-être préféré lui dire que c’était rien, qu’on lui en achèterait une autre. Et bien non, même si on est plus à l’aise, il faut respecter les choses qu’on a à
soi, en souvenir de l’époque où on n’avait rien.
Et puis, on est heureux quand même. La preuve, les autres nous envient. L’autre fois quand la famille est venue, on était fier de leur
montrer tout ce qu’on a. Allez, on se fait pas d’illusion : ils nous traitent de riches dès qu’ils sortent de chez nous, alors que vrai, riche, on l’est pas. Mais on est
quand même bien content qu’ils nous envient comme ça. On leur doit rien, ni à eux, ni à personne.
Mon bonheur, c’est aussi la gamine, une bonne fille qui apprend bien. Sa mère l’a envoyée à l’école libre. Oui, on fait tout pour elle,
elle manque de rien. Elle m’inquiète des fois quand elle lit trop, qu’elle reste devant ses livres trop longtemps. J’ai peur qu’elle devienne malade. Mais bon, elle, elle aime ses
livres et ses crayons. Tout ça c’est bon pour elle, pas pour moi… Il y a des fois où je regrette quand même, je me dis que ce serait peut-être mieux si elle apprenait moins bien
quand elle me reprend, qu’elle trouve que je parle mal et qu’elle veut m’empêcher de dire onze moins le quart par exemple.
Alors, ben oui, je crois que je sais ce que c’est que le bonheur, même si la vie est dure, même si ce serait bien de plus se disputer pour
une faute de français ».
Florentine quitta le café en réfléchissant à ce qu’elle venait d’entendre. Au Québec aussi, l’instruction était de plus en plus
valorisée. Des écoles primaires étaient en construction partout. Des artistes tentaient de se faire entendre. Elle avait appris qu’ils se préparaient à faire savoir à tous
ce qu’ils désiraient. Elle voyagerait encore. Et elle lirait, pour mieux comprendre ce qui s’était vraiment passé.
Elle ne se doutait pas que Le Refus
Global allait paraître, que le Québec aurait un drapeau,
et que les syndicats seraient très actifs quand elle reviendrait au pays.
LES RETROUVAILLES
Florentine était rentrée depuis déjà une semaine dans son pays natal. Elle avait retrouvé le quartier de Saint-Henri qui l’avait vue grandir,
et souvent elle se promenait, songeuse, dans les rues qu’elle avait si bien connues. Elle passait alors par le centre de la place Saint-Henri et elle pensait au centre de
Yvetot. Il y avait des ressemblances.
Elle prit la route que sa mère, enceinte, avait dû emprunter lorsque le médecin avait fait hospitaliser Daniel. Il fallait que ce fût
grave. Même si les soins hospitaliers étaient onéreux, quand c’était grave, on finissait par être hospitalisé.
La mère était rentrée à la maison si triste. Elle savait qu’être hospitalisé pouvait signifier la mort. Elle songea à cette
difficile période avec tristesse. En revanche, elle savait que des femmes de Westmount et de l’élite canadienne française se faisaient un devoir de visiter et d’aider les
enfants malades. Sa mère en était toute bouleversée. Florentine songea à cette douleureuse période avec tristesse.
Ce souvenir la ramena à Yvetot. La mort était aussi passée là-bas. L’homme du café avait été avare de mots sur cet événement, mais la
femme avait dit que leur première fille était morte de la diphtérie à l’âge de sept ans. La vaccination contre la diphtérie avait pourtant été obligatoire en France à
partir de 1928. Mais ces modestes épiciers qui habitaient Lillebonne n’avaient pas assez d’argent, ni surtout conscience du problème. Et malgré l’amélioration des
conditions sanitaires, de telles maladies restaient encore trop fréquentes. Dès 1894, un médecin et humaniste de Fécamp, le docteur Léon Dufour, avait créé la première Goutte de lait : à cette époque, Pasteur venait
de mettre en évidence le rôle des bactéries dans le développement des maladies, et il s’agissait d’apprendre les mères, surtout dans les milieux défavorisés, à utiliser des
biberons stérilisés et un lait pasteurisé. Alors, en moins d’un demi-siècle, grâce, entre autres, au développement de la Goutte de lait, la mortalité infantile avait été divisée par
2,4.
De même, au Québec, les années 20 avaient été riches en changements à ce niveau : la vaccination obligatoire, les cliniques
de Gouttes de lait pour les jeunes mères, le lait
pasteurisé et l'eau filtrée, étaient devenus la norme à Montréal. Les jeunes mères se rendaient à ces cliniques. Mais la maladie de Daniel était plus grave. Le taux de mortalité,
même s’il était toujours élevé chez les jeunes enfants, avait vraiment baissé.
Florentine savait aussi qu'en France, une caisse de protection sociale avait vu le jour. Le 15 mars 1944, le Conseil national de la
Résistance avait adopté dans la clandestinité un
texte qui prévoyait entre autres, la création d’une caisse unique de protection sociale pour les salariés. Grâce aux ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, rédigées sous la
direction d’un Français qui s’était battu pour la France libre, un nommé Pierre Laroque, le pays à peine libéré s’était doté d’un système qui protégeait les travailleurs des
risques majeurs liés au travail et à la vie : la maladie, le chômage, la vieillesse, l’accident professionnel. La Sécurité Sociale était perçue comme un élément de cohésion
sociale, un élément important du « pacte républicain » autour duquel devaient se rassembler les Français après les dures épreuves de la guerre et de l’Occupation. Plus
encore, les caisses de la « Sécu » devaient être co-financées et co-gérées par les employeurs et par les salariés. C'était un progrès considérable.
Florentine commençait à comprendre ses amies qui lui parlaient de syndicalisation, de négociations, de mouvements féministes.
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Les histoires des deux familles se croisaient étrangement. Florentine se sentit enfin heureuse : son enfant avait la chance de vivre dans les
conditions confortables grâce au sacrifice d’Emmanuel et à la pension que l’armée lui versait. C’est comme si elle découvrait tout à coup le grand cœur d’Emmanuel et toutes les
améliorations du niveau de vie pendant l’après-guerre au Québec. Les économies faites pendant la guerre, le peu de chômage, les meilleurs salaires, tout faisait en sorte qu’il faisait bon
vivre au Québec, et ce, malgré l’absence d’assurance-maladie, de caisses de retraite obligatoires. Le Québec se modernisait et les ouvriers se battaient pour améliorer leurs conditions de
travail.
Pour elle, le bonheur commençait à avoir un sens. Elle était fière d’Emmanuel qui affirmait que le bonheur n’était pas dans les armes, ni dans l’argent. Elle
comprenait ce qu’il avait exprimé alors et son avenir lui semblait radieux. Elle envisageait de retourner à l’école et de devenir enseignante. Pourquoi pas ? Elle adorait les enfants. Et elle
rêvait d’enseigner la géographie et l’histoire. Son voyage en Normandie, bien qu’elle n’ait pas retrouvé Emmanuel, l’avait grandie, enrichie, changée. Elle était certaine à présent que le
bonheur existait.
En ce qui concerne Annie, son déchirement entre deux mondes avait amené son exclusion des deux univers dans lesquels elle avait évolué. Le père d’Annie était
très fier de sa fille sur laquelle il avait fondé tant d’espoir. Quelle déception ce dût être de la voir s’éloigner de lui ! Il avait mis tant d’efforts à lui offrir une vie meilleure, une vie
sans la misère que lui avait connue, enfant. Et Annie n’avait pas la gratitude espérée envers son vaillant père ! Et Annie refusait finalement l’entrée dans ce monde bourgeois qui l’avait exclu,
lui !
Grâce à un beau texte autobiographique La Place, ébauché dans les années 70 à la suite du décès de son père, et publié en 1984, elle a atteint le
sommet. Après l’expression de la douleur et de la colère dans ses ouvrages précédents, elle est un peu apaisée. Elle décrit même son œuvre comme un hommage posthume à son père, comme le souligne
une page du journal conservée aux Archives municipales de Yvetot, ce qui semble contredire la vision des élèves de Calais. Nous pouvons lire dans l'édition du samedi 17 novembre 1984 à la
page 5, (nous sommes incapables de lire le nom du quotidien), «La Place: à Lillebonne et à Yvetot, on a connu Annie Ernaux qui rend un hommage posthume à son père». Le nom de son père est
Alphonse Duchesne.